On a vu dans l’article « En passant par la Belgique » que les Allemands avaient commencé dès le 5 août 1914 à exécuter leur plan prévu de longue date : se débarrasser rapidement de la France en passant par le nord pour se retourner, chose faite, vers la Russie.
Ces intentions n’étaient pas ignorées des décideurs français, des stratèges militaires en particulier qui multiplièrent dès le début du siècle les rapports et les alarmes. Puisque la guerre était finalement déclarée il aurait été logique de porter en masse l’armée française vers ses frontières du nord de manière à entrer rapidement en Belgique, dès que la violation de la neutralité de celle-ci aurait été patente. Moyennant quoi, les troupes furent concentrées à l’est, laissant les plaines du nord sans aucune protection, d’autant qu’une politique de démantèlement des places fortes de ces régions avait été menée systématiquement. Et l’on partit à la reconquête de l’Alsace et de la Lorraine (cf article précédent « En Alsace »)…
L’invasion de la Belgique et les appels au secours de celle-ci à bout de résistance laissent de marbre le Général en chef ; il attend, le plus calmement du monde et il y a une bonne raison à cela : il a un plan ! Pour qu’il fonctionne, il lui faut juste gérer l’effroi des généraux, ses subordonnés, et des politiques maintenus à dessein dans l’ignorance de ce qu’il prépare. Au premier rang des inquiets, le Général Gallieni et son successeur à la tête de la 5e armée le Général Lanrezac. Ce dernier ne recevra qu’un silence méprisant en réponse à ses demandes angoissées de porter son armée vers l’ouest pour regarnir les frontières du nord.
Le Ministre de la Guerre, Messimy, qui se ronge les sangs devant l’inertie du Haut Commandement n’aura pas plus de succès. Alors qu’il s’alarmera une nouvelle fois le 19 août de l’importance des forces allemandes en train de passer à Bruxelles, l’adjoint de Joffre, le Général Berthelot, réputé tête pensante du Grand Quartier Général, lui répliquera : « Il est trop tard pour changer notre plan. S’ils passent en masse sur la rive gauche de la Meuse, tant mieux ! Plus ils mettront de monde à leur aile droite plus il dégarniront leur centre ; plus il nous sera facile de les jeter à la mer ! »
Ce faisant il vient de dévoiler « le plan » !
En effet, « Joffre a bien un plan (…) Celui-ci, empreint d’une philosophie napoléonienne qui prescrit de foncer dans le centre de l’ennemi, est vraisemblablement le suivant : laisser les Allemands s’avancer en Belgique, ne surtout pas aller à leur rencontre et ignorer les appels désespérés de l’armée belge; lancer quelques offensives en Alsace et en Lorraine pour fixer un maximum de soldats allemands et faire en sorte que l’aile marchante de l’ennemi chargée de déferler sur la France soit de cette façon considérablement amoindrie; enfin, quand celle-ci sera très engagée en Belgique, attaquer violemment dans les Ardennes belges pour bousculer le flanc central de l’ennemi, couper son armée en deux avant de la détruire. C’est finalement en Belgique que se déroulera la grande bataille qui verra les Allemands désemparés refluer en catastrophe sur leurs bases de départ, poursuivis par les Français. Sur le papier, la victoire est assurée. Sur le papier seulement, car rien ne va se passer comme prévu.
Pour qu’un tel projet soit couronné de succès, il est nécessaire d’évaluer correctement les forces de l’adversaire. Or, c’est là que le bât blesse. Si les armées d’active des deux principaux belligérants sont de taille similaire, en revanche l’armée allemande fait aussitôt entrer en ligne ses réserves quand la France, du fait d’un préjugé tenace sur leur moindre valeur, les tient majoritairement à l’écart des premiers chocs (Cf plus haut : article « En Alsace »). Joffre reconnaît avoir été averti du plan de mobilisation allemand, qui, dans sa version rénovée du 1er avril 1914, précise que les corps armés de réserve marcheront en même temps que les troupes d’active, mais il n’y a pas cru. Avec honnêteté il confessera plus tard cette lourde faute. (…)
C’est sur cette dramatique erreur d’appréciation – une sous-estimation de quelque 400 000 soldats allemands engagés en Belgique – que la guerre commence. »
Jean-Yves Le Naour : 1914, la Grande Illusion, p. 223-224
Le 19 août les choses sérieuses commencent : l’armée française fonce sur les allemands en Lorraine et dans les Ardennes Belges employant la méthode en vogue chez les stratèges français : une attaque à outrance, en grande masse, des fantassins baïonnette au canon . Mais elle tombe, sur un terrain particulièrement malaisé, très accidenté et boisé, sur des Allemands plus nombreux que prévu et bien préparés à la défensive, ayant disposé dans les bois de nombreux canons qui feront un jeu de massacre sur les soldats français.
Pendant ce temps le Général Lanrezac, ayant fini par en obtenir l’autorisation avec quatre jours de retard, s’est installé devant Charleroi, en liaison avec la forteresse de Namur où les Belges tiennent bon. Mais sa situation devient vite impossible car la IIIe armée allemande de Hausen est en train de passer par Dinant pour le contourner. Au nord-ouest l’armée de Kluck (320 000 soldats) déferle depuis Bruxelles sur l’armée britannique (bien moins nombreuse) à Mons. Les Anglais, qui ont retenu la leçon de la guerre des Boers ont préparé leur défensive et encaissent solidement le choc, mais à cause du reflux français se retrouveront bientôt seuls face à l’ennemi.
Tout cela ne facilite pas les relations entre les alliés. La réunion du 25 août au QG du maréchal French à St Quentin est particulièrement tendue et n’aboutit à rien, les Anglais auxquels il a été beaucoup demandé ne faisant désormais plus aucune confiance aux Français en général et à Joffre en particulier.
« Mon Général quel est votre plan ? » demande French abruptement.
« comment , réplique le Général Joffre tout décontenancé , mon plan ? »
Il n’en a en effet plus aucun !
Sauf de constituer à la hâte une 6e armée qui se rassemblera autour d’Amiens.
Mais c’est trop tard ; malgré une offensive réussie de Lanrezac et de sa 5e armée, le 29 août, en direction de St Quentin (« la bataille de Guise ») dont profiteront les Anglais pour filer (à l’anglaise), rien ne parait plus pouvoir arrêter les Allemands dans leur marche vers Paris : le désastre de 1870 semble se reproduire.
A moins d’un miracle ?