La déclaration de guerre: comment en est-on arrivé là?

Aussi surprenant que cela puisse paraître, la catastrophe est apparue aux contemporains comme une incroyable surprise. La guerre, pourtant, on en parlait depuis des années, on l’évoquait on la redoutait, on dissertait sur elle, mais comme d’une chose abstraite, lointaine. A dire vrai, l’année 1913 avait été si alarmante et si riche en tensions diplomatiques que 1914 avait tout pour rassurer. « Le printemps et l’été 1914 furent marqués en Europe par une tranquillité exceptionnelle », confirme Winston Churchill dans ses Mémoires. Le 12 juin 1914 encore, l’ambassadeur français à Berlin, Jules Cambon, confiait au ministre des Affraires étrangères être « loin de penser qu’en ce moment il y ait dans l’atmosphère quelque chose qui soit une menace pour nous, bien au contraire ». On pouvait donc dormir sur ses deux oreilles après trois années relativement tendues et profiter enfin d’un bel été sans nuages. Mais on se trompait.

Reste une question que l’historien Jules Isaac ne cesse de se poser pour comprendre les origines somme toutes mystérieuses du conflit : « Comment expliquer que la guerre, tant de fois prévue, prédite depuis 1905, quand elle éclata dans l’été de 1914, parut tomber sur le monde comme une avalanche ? » Longtemps pour répondre à cette interrogation, les historiens ont élaboré de vastes constructions politiques, diplomatiques ou économiques démontrant le caractère inexorable et mécanique de l’affrontement, sans toutefois convaincre absolument , puisqu’aucun fait mis en avant ne suffisait à avoir rendu la guerre inévitable. La compétition coloniale ? Mais celle-ci avait d’abord opposé la France à la Grande-Bretagne ! La confrontation des ambitions économiques à l’âge du capitalisme impérial ? C’est oublier que les milieux libéraux prônaient la paix comme plus profitable aux affaires et aux échanges. L’Alsace-Lorraine ? Une vieille lubie qui ne préoccupait plus grand monde, en vérité. L’engrenage fatal des alliances diplomatiques ? On avait pourtant eu le courage d’arrêter cette mécanique lors des crises précédentes, et cela ne disait pas pourquoi on n’avait pas voulu la stopper en 1914. Et tous les historiens d’énumérer avec plus ou moins de conviction ces éléments sans pouvoir dire vraiment ce qui a été déterminant. Avouons-le : si les origines du conflit sont restées insaisissables en dépit des milliers d’ouvrages consacrés au sujet, c’est peut-être parce que les facteurs objectifs sont insuffisants pour comprendre comment la moitié de l’Europe a décidé de prendre l’autre à la gorge. Après tant de grandes synthèses indécises ou erronées, il est temps de mobiliser les ressources de l’histoire culturelle pour envisager de nouvelles pistes. Un fait est certain : l’Europe de 1914 avait peur et c’est certainement de cette peur qu’est née la guerre.

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Parce que la réalité est ce qu’on croit et non ce qui est, on aurait tort de considérer la peur comme une simple conséquence des tensions européennes alors qu ‘elle en est aussi le moteur, qu’elle agit sur ces mêmes tensions en les exaspérant, en déformant le réel et en faussant les perceptions. L’Allemagne est ainsi persuadée que la France veut la guerre tandis que cette dernière jurerait du contraire, et toutes deux sont de bonne foi. Fantasmant sur sa décadence, terrorisée par une menace slave qui n’existe pas en tant que telle, enrageant contre le revanchisme français qui n’existe plus, l’Allemagne ne voit que la guerre pour se sortir de l’encerclement dont elle se pense victime. C’est pour elle une question de vie ou de mort, du moins le croit-elle. Alors que sa cohésion nationale se disloque, l’Autriche-Hongrie se raccroche à la guerre comme à un formidable moyen de surmonter ses problèmes intérieurs que l’on fait endosser à l’exaspérante Serbie. Pour elle aussi c’est une question de vie ou de mort. Seule la Serbie, justement étonnante de confiance en elle ne craint rien ni personne. Adossée à la Russie qui attend son heure, elle est prête à incendier la terre entière pour faire chauffer sa petite popote sur son petit feu. Et comme la peur est communicative, elle alimente la course aux armements qui finit par se nourrir d’elle-même et au bout du compte, par dévorer ses enfants. La peur crée enfin un climat anxiogène où plus personne n’a confiance dans la parole ni dans la bonne volonté de l’autre, si bien que les chances de sauver la paix s’amenuisent et qu’il est fort probable qu’à la prochaine crise personne n’en aura le courage ni la force. Comme chacun tire de plus en plus fort sur la corde où s’est formé le nœud de la guerre, il arrivera un jour où celui-ci sera si serré qu’il ne sera plus possible de le démêler et qu’il ne restera plus qu’à le trancher. Puisque l’idée fataliste de la guerre inévitable avait peu ou prou conquis les esprits, on pouvait se libérer de l’angoisse en tranchant le noeud gordien…

Tiré du livre de Jean-Yves Le Naour : 1914, la grande illusion (Perrin)

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